Prendre la parole
Les ateliers radio proposent un espace où la prise de parole se réalise au prétexte de la réalisation d’objets radiophoniques. Il s’agit de changer les modalités de la prise de parole. Habituellement, la prise de contact avec la société d’accueil se réalise dans le cadre administratif ou caritatif, et dans un cas comme dans l’autre, ces relations sont très asymétriques : les exilés sont dans une position de demande et de sollicitude. Dans ce contexte, ils sont souvent interrogés sur leur parcours et leurs choix et ils n’ont pas le pouvoir de dire « non », de ne pas répondre. Nous proposons dans cet espace de transformer ce type de relations. Le reportage radio rend possible, pour les exilés, d’aller à la rencontre des personnes dans la position du journaliste qui choisit son sujet et pose les questions. Cette liberté et cette autonomie trouvent peu leur place dans la situation des demandeurs d’asile. Ici au contraire, l’échange est inversé et la relation rééquilibrée. Cette possibilité d’être au cœur de la conception du reportage, en participant à la construction des questions d’interviews, au choix des lieux de rencontre et des personnes pour faire les interviews, permet que les participants aient un réel pouvoir sur la parole qui est véhiculée. Ce faisant, les exilés se réapproprient leur propre parole et, au-delà, leur propre image.
L’outil radio offre des possibilités multiples et s’adapte à des contextes variés. L’enregistrement et l’écoute radiophonique permettent de découvrir l’environnement qui nous entoure d’une autre façon. Le grain de la voix, les ambiances sonores et les paroles livrées prennent tout leur sens. L’auditeur devient attentif à chaque intonation de voix, chaque silence, chaque respiration. La légèreté du dispositif favorise une réappropriation rapide par les participants et surmonte la gêne occasionnée par la vidéo.
Prendre part au débat public
Prendre la parole suppose un travail de préparation pour être entendu. C’est pourquoi l’atelier radio est conçu comme un espace protégé où la parole est échangée et confrontée pour construire collectivement un discours et une analyse commune des injustices vécues pour être entendu dans l’espace public. Il s’agit dans un premier temps de renforcer la confiance. L’étape de la publicisation, c’est-à-dire la diffusion dans l’espace public de la parole permet de voir les personnes en demande d’asile comme des sujets politiques et non plus seulement comme des victimes.
On observe en effet qu’on entend plus souvent des journalistes, des universitaires, des travailleurs sociaux et des fonctionnaires au sujet de la migration, très médiatisé et très polémique dans le débat public. Pourtant, les premiers concernés sont rarement entendus et ne se sentent pas toujours légitimes à prendre la parole. Les ateliers sont le lieu pour favoriser la libération de la parole, prendre confiance et réfléchir collectivement. Il s’agit de sortir de la parole victimaire et affirmer la citoyenneté par la participation à l’échange et du débat.
C’est à la fois l’occasion d’exprimer son opinion sur la société, sur la vie quotidienne et aussi de se confronter avec les idées des autres, dans la contradiction. L’expérience a montré que l’espace ainsi créé est saisi par les participants pour discuter des sujets d’actualité et prendre part au débat public (campagne électorale, enjeux de politique municipale, politique migratoire…). D’autant qu’à l’issue des ateliers, les émissions par leur diffusion et les événements qu’elles créent autour d’elles, produisent un contenu culturel et de l’information.
Changer le regard sur les nouveaux arrivants
Cet atelier cherche à construire une passerelle entre des personnes qui se côtoient rarement et ne se connaissent qu’à travers les représentations qu’en donnent les médias et les discours politiques. L’enjeu de changer le regard est de sortir des deux figures construites qui stigmatisent les demandeurs d’asile : la victime et le fraudeur car ni l’un ni l’autre ne peut être entendu pour ce qu’il est. Les personnes en demande d’asile expriment souvent qu’ils n’ont pas d’occasion de rencontrer « les Français ». Ils partagent le sentiment d’être entre eux, qu’ils soient hébergés et pris en charge ou pas. Dans ce dernier cas, justement, ils sont encore bien plus isolés et désocialisés par une telle expérience du déclassement (vie à la rue, associations caritatives pour les besoins vitaux). Ajoutons qu’une telle précarité de l’existence atteint la confiance et l’estime de soi.
Ces temps d’interviews entre participants et avec des personnes extérieures au groupe permettent d’aller à la rencontre de l’autre, à la découverte des pratiques, des modes de vie et de pensée des autres. Les rencontres et les échanges avec des personnes de tous horizons sont une façon de lutter contre les stéréotypes et les préjugés. Et c’est en se rencontrant qu’on découvre qu’on se ressemble.
L’organisation d’événement public pour diffuser des documentaires sonores et promenades radiophoniques sont suivis d’échanges pour poursuivre le débat et la rencontre.
Co-produire du savoir par l’action-recherche (→ page Co-Recherche)
L’atelier radio constitue une action de recherche au sens où :
– il donne une possibilité de comprendre l’expérience de l’exil par l’échange avec les premiers concernés ;
– il propose un cadre de prise de parole pour les premiers concernés ;
– il évite la configuration du questions-réponses et le face à face de l’entretien avec le chercheur ;
– il s’inscrit dans la réflexion méthodologique sur comment conduire de la recherche sur les terrains conflictuels et dans les situations de relations fortement asymétriques.
Les participants étant des personnes en demande d’asile, ce sujet traverse les échanges, tout comme plus largement celui de la migration, de l’accueil des migrants et des politiques migratoires européennes. A partir d’un partage d’expériences et de connaissances, nous produirons du savoir sur ces questions.
Nos productions sont un moyen de diffusion et de sensibilisation en direction du grand public. Pour autant, le sujet des migrations n’est pas le seul évoqué dans l’atelier, et pour changer le regard sur eux, il est nécessaire de les voir aussi à travers les autres sujets qui les intéressent, en dehors de l’expérience migratoire.
La méthodologie
Concrètement, la réalisation des émissions radio se déroule en trois temps :
– L’échange au sein du groupe
Le choix des thèmes, la construction du sujet et des questions d’interviews, la formation et l’entraînement aux techniques d’interviews et de prise de son, et enfin, la prise de parole par chacun sur le sujet se font entre participants dans l’atelier. Parfois, l’écoute d’enregistrements précédents permet d’approfondir le sujet.
– L’ouverture aux invités
Un autre temps est dédié aux interviews avec des personnes extérieures. Ces personnes peuvent être rencontrées dans un cadre défini et organisé – université, lycée, collectif, association ou autre – ou au hasard dans l’espace public. Le contexte d’interview dépend des envies, des sujets choisis et du type d’interview souhaité.
– Le montage et l’habillage des émissions
Le montage est réalisé par les animatrices et écouté en séance de l’atelier pour le faire évoluer avec les retours et les propositions du groupe. La prise de sons d’ambiance correspondant à un lieu et un contexte donné, création musicale, enregistrement de voix-off (explication, poème ou autre).
Les ateliers radiophoniques sont animés par Karine Gatelier et Séréna Naudin . Elles s’appuient sur les méthodes de l’éducation populaire, de l’anthropologie ainsi que le cadre méthodologique constitué par Modus Operandi par la mise en place d’espaces de paroles et arènes et la méthode de co-recherche. En renversant les rôles et en proposant aux participants de construire des émissions radio et des documentaires sonores, de devenir les intervieweurs, notre pédagogie cherche à ouvrir un nouvel espace de parole et à donner une capacité d’action. L’outil radio, léger, est un atout pour donner un prétexte à la rencontre, augmenter la prise de confiance et diffuser à un public large. Le débat est une autre approche pédagogique utilisée pour favoriser la participation à la vie de la société par la discussion autour d’idées, de pratiques et d’analyses critique des politiques publiques sur la migration. Le choix d’intervenir dans des cours de français permet de travailler à renforcer la confiance des participant.e.s face à la violence symbolique du langage.